trans-MEDIA : Music from the Succubus Club

Le 22 février 2000, Dancing Ferrets, label américain spécialisé dans les musiques alternatives, lance la compilation Music from the Succubus Club. Les treize titres sélectionnés pour l’occasion entretiennent une relation ambigüe  avec la boîte de nuit fictionnelle, et non moins emblématique, du jeu de rôle Vampire : La Mascarade. Quinze ans plus tard, on revient sur ce petit événement qui nous donne aujourd’hui encore l’opportunité de s’interroger sur les rapports subtils liant le monde du jeu et celui de la musique.

The Dead can Dance

 

Succubus - Illu

Vampire : La mascarade, jeu de rôle conçu par Mark Rein-Hagen et édité par la société White Wolf, propose d’incarner des vampires dans un univers gothique contemporain. À travers l’interprétation de personnages moralement ambigus, Vampire invite le joueur à explorer des thèmes sombres et parfois tabous sur un mode résolument adulte. Mortalité, sexualité, dépendance, meurtre ; le monde des ténèbres décrit dans les pages du livre introductif est aussi bien intérieur qu’extérieur. Les villes poisseuses dans lesquelles se déroulent les scenarii proposés se comprennent à la fois comme l’environnement et la métaphore des psychés vampiriques.

La sortie du livre de règles en 1991 s’accompagne de la publication de trois suppléments sur Chicago et sa région. Les aides de jeu Chicago by Night et Ashes to Ashes présentent les protagonistes, les lieux, les factions, ainsi que les arcs narratifs nécessaires à la mise en place d’une campagne.

The Succubus Club, court supplément de 145 pages, s’attache à décrire les lieux de rassemblement de la société vampirique. La boîte de nuit éponyme, son architecture et son organisation sociale, font l’objet d’une attention particulière des rédacteurs, manifestant son importance dans cet univers naissant.

Véritable nexus narratif et politique, le Succubus Club fait office de centre névralgique pour Chicago et sa région. Il est dépeint comme un microcosme riche où les intrigues se jouent et se dénouent ; un capharnaüm où se croisent motards, artistes, junkies, mondains, criminels, forces de l’ordre et sommités politiques. Agencement hétérogène du sordide et du solaire, le Succubus Club actualise la dualité au cœur du vampirisme imaginé par Rein-Hagen, un vampirisme où humanité et monstruosité s’enchevêtrent perpétuellement.

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L’Hacienda à Manchester, une inspiration probable du Succubus Club

Bela Lugosi’s Dead

 

La mise en avant du Succubus Club dans cette nouvelle mythologie vampirique peut surprendre. Les références avouées des auteurs de Vampire semblent plus littéraires et cinématographiques que musicales. Pour faciliter l’immersion du joueur dans l’univers de la Mascarade, le livre de règles conseille la lecture d’Anne Rice, de Bram Stoker ou encore de Richard Matheson. Il invite à visionner les films de Murnau, de Carpenter, de Tobe Hooper et de nombreux autres cinéastes ayant traité de près ou de loin le mythe du vampire. Aucune recommandation, en revanche, sur les albums ou courants musicaux à découvrir, comme si l’imagination ne pouvait passer que par le visuel.

Et pourtant, la dette contractée par ces auteurs à l’égard de la sphère musicale semble bel et bien présente. Elle se laisse devinée dans la phrase introductive du livre de règles : Bela Lugosi’s dead, and so am I. Cette accroche ne se contente pas de citer l’un des plus célèbres interprètes de Dracula au cinéma, elle fait également référence à un courant musical dont l’esthétique imprègne chaque recoin de l’univers proposé.

Collage vampire 3
Vampire|Post-punk

Bela Lugosi’s Dead, premier single du groupe anglais Bauhaus sorti en 1979, est une mélopée électrique de presque dix minutes marquant la naissance du rock gothique. Alliant vitalité punk et romantisme noir, le genre matérialise un univers empreint de mélancolie et de violence. Ainsi, les mélodies éthérées et  les rythmes entêtants de groupes tels que Joy Division ou The Cure (période 1980 à 1982) préfigurent de dix ans l’univers à la fois lugubre et poétique de Vampire : La Mascarade.

Post-punk et fin du monde

Au-delà du rock gothique, c’est tout le post-punk qui résonne à la lecture des publications White Wolf du début des années 1990. L’univers de Vampire hérite de ce vaste genre musical une forme d’anxiété post-moderne.

Le post-punk naît au milieu des années 1970 sur les cendres encore fumantes des 30 glorieuses.  Confrontés à une profonde crise sociale, économique et idéologique, les artistes de ce courant musical tentent alors de faire sens d’un monde en profonde mutation.

Les réponses apportées par les représentants du genre sont nombreuses et variées. La musique industrielle de Throbbing Gristle ou Ministry, par exemple, semble répondre à la violence par la violence. Poussant la machine dans ses derniers retranchements, ces groupes développent une musique abrasive et bruitiste. Dans un registre différent, le mélange de poésie gothique et d’expérimentations sonores de Nick Cave and the Bad Seeds entrelace nostalgie romantique et avant-gardisme musical, loin de tout réflexe réactionnaire.

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Le Palace Theater de Gary, Indiana

Ces thèmes, ainsi que l’esthétique post-punk, imprègnent l’univers développé par White Wolf. Le scénario introductif de la première édition de Vampire : La Mascarade se déroule à Gary, dans l’Indiana. Touchée de plein fouet par la crise industrielle, cette ville convient parfaitement à l’exposition de l’ambiance pensée pour le jeu. Les aciéries abandonnées permettent l’expression d’une poésie urbaine lugubre et inquiétante tandis que la proximité du lac Michigan invite à jouer avec les représentations romantiques de la nature.

Au-delà du contexte, c’est le thème même du jeu qui se prête à l’exploration d’une forme d’angoisse civilisationnelle. Bien que les joueurs et leurs personnages l’ignorent, la fin du XXe siècle coïncidera avec la fin de la société vampirique. Au fil des suppléments, les équipes de White Wolf vont mettre en scène la Géhenne, apocalypse au cours de laquelle les vampires les plus anciens traquent et dévorent leurs petits. Dans cette ambiance de fin du monde, les joueurs, pris au piège d’une tradition millénaire vouée à la disparition, se voient dans l’obligation de tracer leurs propres trajectoires ou de se laisser dévorer par le passé.

Vampire : La Mascarade, en somme, prolonge l’entreprise post-punk sur un autre terrain, celui du jeu. Dans cette expérience ludique, les rôlistes ne sont pas démunis. Ils peuvent se nourrir d’un héritage musical riche, qu’ils sont néanmoins libres de réinterpréter, de transformer, de rejouer.

Incubus, Succubus

 

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Pochette de l’album Music from the Succubus Club

C’est à l’aune de cet héritage que l’intérêt de Music from the Succubus Club se révèle pleinement.

Il est possible d’envisager cette compilation comme une simple aide de jeu. Les treize morceaux sélectionnés peuvent servir de bande originale aux parties de Vampire. Il reviendra au maître de jeu de les utiliser afin d’insuffler plus de vie dans les scènes se déroulant au club. L’introduction faite du CD par le DJ fictif du Succubus Club — DJ Damascus — encourage cette utilisation en ancrant la compilation dans le corpus narratif développé par les équipes de White Wolf au cours des années 1990. L’association de chacun des titres avec l’un des clans majeurs de la société vampirique renforce davantage la pertinence de la musique pour l’univers de jeu.

Mais au-delà de cette évaluation fonctionnaliste, on pourra apprécier l’objet comme une manifestation de l’influence profonde du jeu de rôle au-delà de ses frontières. Avec Music from the Succubus Club, le jeu réinvestit l’univers musical qui l’a nourri. Il laisse son esthétique propre couler dans d’autres media, permettant la création de nouveaux agencements.

Le résultat est une compilation cohérente de morceaux synthpop, électro-goth, électro-industriel et darkwave qui s’écoute parfaitement en dehors des parties. Les influences post-punk de Vampire : La Mascarade ne se sont pas figées au cours de l’impression du livre de règles. Elles constituent un héritage vivant que le jeu de rôle, ses auteurs et ses joueurs, ont intégré, transformé et continuent de faire circuler.

Assimilate

 

Ce qui rend Music from the Succubus Club remarquable, c’est son caractère hybride. N’appartenant exclusivement ni au domaine ludique, ni à celui de la musique, ce disque est un constant rappel que la limite entre les esthétiques musicales et ludiques est poreuse, composée de multiples capillarités à travers lesquelles échanges, fusions, et transformations sont possibles si ce n’est inévitable.

Bannière finale

 

Illustrations :
Dead Man’s Party  © 2004 – White Wolf Publishing
Dessins noir et blanc de Tim Bradstreet © 1991 – White Wolf Publishing
Music from the Succubus Club [couverture]  © 2000 – Dancing Ferrets
Palace Theater, Gary, Indiana © circa 2004 – Andrew Moore
Autres photographies, auteurs inconnus

Musique :
Assimilate © 1985 – Skinny Puppy – Bites -Nettwerk
Bela Lugosi’s Dead © 1979 – Bauhaus – Press the Eject and Give me the Tape – Small Wonder
Incubus Succubus II © 1983 – Xmal Deutschland – Fetisch -AD
The Arcane © 1984 – Dead Can Dance – Garden of the Arcane Delights – 4AD

 

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