Pour une poignée de sucre… la murder pirate Kandorya
Qui a assommé le pirate Trois Coupes ?
Ce soir-là, l’ambiance est tendue sur le pont de La Dédaigneuse, les regards suspicieux, incrédules ou torves se croisent. La capitaine Idissy Al’rān, demi-elfe noire et propriétaire du navire, a convoqué la clique bigarrée de forbans composant son équipage. Gavigan le Rancunier, l’Arrogant, le Bourru et l’Agressif, quartier-maître auto-proclamé, mène les débats et l’affaire est grave.
Chacun est effaré d’apprendre que l’un des leurs, le talentueux joueur de couteau Trois Coupes, a été victime d’une agression sur le pont inférieur. Bosse à l’appui, il démontre avoir été assommé et affirme n’avoir rien entendu venir. Déjà, des sourcils se froncent et des gorges se nouent. Car les présents sont justement ceux qui n’ont aucun alibi à faire valoir. Gavigan est formel : le coupable de cet acte innommable est parmi eux. La soirée sera donc consacrée à la recherche active de cette mauvaise graine et se terminera par un jugement en bonne et due forme selon les codes impitoyables de la piraterie.
Une murder pirate ? Kézako ?
Commençons déjà par expliquer de quoi qu’on cause : une « murder » ou « soirée enquête » réunit en huis-clos un certain nombre de joueurs, lesquels vont avoir trois ou quatre heures devant eux pour résoudre un crime.
Comme pour un jeu de rôle, le scénario est orchestré par un maître du jeu (MJ) dont la mission est de mettre en place la situation de départ, l’intrigue, les règles du jeu et les personnages. Chacun a donc reçu des instructions dans lesquelles se trouvent des indications précieuses pour savoir comment jouer son personnage, quels sont ses secrets et ses objectifs.
À titre d’exemple, voici les instructions secrètes — adressées à moi seule — reçues de l’organisateur quelques jours avant la soirée :
Bétanie Sligo. Tu es prête à tout pour un verre de rhum ! Et cette histoire de cambuse (réserve) fermée t’as rendu folle. C’est là ou tu as eu cette idée lumineuse : avec Akim, cette nuit vous êtes descendus en cachette à la cambuse, et tout doucement vous avez réussi à faire un trou dans la paroi, juste de quoi passer le bras pour chopper une bouteille ! Malheureusement, vous avez entendu quelqu’un ouvrir la porte de la cambuse, et vous vous êtes barrés !
Là tu as perdu le pauvre Akim de vue, du coup tu as sifflé la bouteille toute seule dans un coin discret.
La bonne nouvelle, c’est que vous n’avez rien à voir avoir l’assommage de Trois Coupes, puisque vous étiez occupés ailleurs.
La mauvaise, c’est que vous ne pouvez pas trop le raconter car vous avez commis un acte répréhensible à bord qui pourrait vous coûter cher !
Mais pourquoi on parle de Kandorya dans cette affaire ?!?
La spécificité de cette soirée murder spéciale pirates était de se dérouler dans l’univers de Kandorya, quelques jours avant le grand rendez-vous des amateurs de jeu de rôle grandeur nature. Les personnages de la murder étaient donc amenés à se retrouver lors du GN, nombre d’entre eux avaient déjà joué ensemble par le passé et certains avaient clairement des magouilles en préparation pour Kandorya. C’était donc une excellente opportunité, surtout pour les nouveaux venus et débutants, de tester leur personnage, faire connaissance et se heurter de plein fouet au monde joyeux et cruel des forbans.
Entrons maintenant dans le vif du sujet, c’est à dire les évènements qui se sont déroulés sur le sinistre trois-mâts La Dédaigneuse, situé pour l’occasion dans un appartement francilien soigneusement préparé : meubles écartés, drapés de toiles et de grands filets, lumières tamisées, buffet dressé, chat complice, murs insonorisés.
Le duel d’honneur, ou comment connaître la vérité ?
Dans une soirée enquête, si l’organisateur maîtrise l’historique de la scène et des personnages créés par lui, le déroulement de la soirée lui échappe. Une fois lâchés dans l’arène semée d’indices, les joueurs essaient en toute autonomie de résoudre l’énigme, ou poursuivent les buts de leur personnage. Il arrive même que la conclusion soit bien loin de la Justice et la Vérité…
C’est particulièrement le risque quand les protagonistes sont des pirates de la pire espèce, des menteurs et tricheurs invétérés, des manipulateurs professionnels, égoïstes et opportunistes, rusés et fourbes.
Un élément du code de la piraterie sera fort utile à nos enquêteurs pour démêler l’inclinaison de leurs camarades au mensonge et à la tromperie : il s’agit du duel d’honneur. Selon cette règle, toute personne s’estimant offensée, ou exigeant des réponses véridiques à ses questions, peut défier qui elle veut.
Des jeux de réflexe ou de bluff vont départager les protagonistes et, au terme du duel, le perdant doit des excuses ou des explications véritables au gagnant. Refuser un duel, c’est s’exposer à la réprobation publique généralisée et donc aux accusations. Lancer et gagner des duels, c’est le plus court chemin vers la résolution de l’énigme.
Les suspects
Nombreux sont les personnages troubles engagés dans cette sombre histoire, et plus troubles encore les liens qui les unissent :
Tout d’abord, la capitaine Idissy Al’rān, une demi-elfe noire, aurait gracieusement mis à disposition son navire à la guilde des Explorateurs, organisme très récemment formé. Quelles sont les réelles motivations de cette femme implacable ?
Elle transporte en outre à son bord un autre officier, le sinistre et oriental Akim ibn Arudj, capitaine du Pourfendeur d’Hymen, qui conserve tous les avantages de sa fonction. Ce dernier s’entend trop bien avec l’équipage, cela cache-t-il quelque complot ?
Quant au quartier-maître Gavigan, ancien capitaine déshonoré, il s’est arrogé les rôles d’arbitre des duels et de juge du tribunal. Chercherait-il à garder la haute main sur l’affaire ? N’est-il pas trop empressé à désigner un coupable ?
Sous les airs candides de « celui qui est étranger aux us et coutumes de la piraterie », Jekyll Marchemonde dit L’Arpenteur, chef de la fameuse guilde des Explorateurs, prétend avoir passé la soirée seul dans sa cabine, à s’absorber dans ses futures explorations.
Son acolyte, Elias de Beaumont dit La Plume, forme aux questions des pirates des réponses tellement livresques que personne ne peut juger du sens exact de ses paroles.
Ces deux érudits pensent-ils ainsi échapper à la suspicion générale ?
Nora l’exploratrice, habile aux duels, conserve ses secrets. Que faisait-elle, soi-disant, sur le pont à regarder la lune et les étoiles au moment de l’agression ? Ne les connait-elle déjà pas suffisamment ?
Si c’était vrai, pourquoi Rossignol, la vigie au regard myope, ne peut-il le confirmer ?
Et que magouille Aska la maîtresse-coq dans sa cuisine, strictement interdite à toute autre personne qu’elle ?
Selon Bétanie Sligo (mon personnage, si vous avez suivi), piratesse sans malice mais dépendante à l’alcool, la coupable est sûrement une femme. La Capitaine Idissy ne lui a-t-elle pas révélé que Trois Coupes était marié et que son épouse pourrait bien se trouver à bord pour se venger de ses infidélités permanentes ? Le jeune homme n’entretiendrait-il d’ailleurs pas une aventure avec la ténébreuse et fureteuse Rubis ?
En même temps, on a bien retrouvé une bouteille de rhum, étrangement vide, provenant de la réserve pourtant fermée… Qui a volé l’équipage et bu en cachette ?
Interrogations, sous-entendus, chantages, menaces, arrangements et diffamations se succèdent dans la moiteur de la canicule. La tension monte. Les duels se succèdent. Les informations s’échangent et certains s’aident des capacités spéciales octroyées à leur personnage par l’organisateur.
Que tombe la sentence !
Il faut un coupable ! Au terme d’un complot savamment orchestré à base de pièces d’or, faux témoignages et combines en coulisse impliquant les plus éminents membres de la guilde des Explorateurs, c’est finalement le pirate Griel qui fut désigné par l’assemblée.
Ambassadeur d’un autre navire, embarqué en toute innocence, il fut pourtant lui aussi victime d’une agression sur La Dédaigneuse, et s’en plaignit d’ailleurs à grands cris.
Étranger à l’équipage comme à la Guilde, il fait l’unanimité pour endosser le rôle du coupable et écope en prime d’une accusation d’espionnage. Sa situation est grave, voire irrémédiable, mais il peut compter sur son avocat, Jekyll Marchemonde dit L’Arpenteur, pour lui obtenir la vie sauve en échange d’une forte amende sonnante et trébuchante. Les larges sourires échangés, et celui un peu plus crispé du pauvre Griel, montrent que justice est rendue. Et chacun vaque à ses occupations le cœur léger, ou la bourse allégée.
Voilà une affaire rondement menée !
Au milieu des rumeurs et des théories, nul ne songera à accuser Aska la maîtresse-coq, chef-cuisinière du bord, qui — pour quelques poignées de sucre — est bien celle qui assomma Trois Coupes dans le but de lui ravir les clés de la réserve.
Elle avait déjà sévi, il y a trois jours, en soudoyant Nora pour qu’elle frappe le cambusier, gardien des clés. Hélas l’homme était mort sur le coup et Rossignol confondit le meurtre avec un accident de goéland…
L’irrésistible enivrement d’une murder… et du rhum !
Mon personnage, Bétanie, partait avec une méchante casserole : coupable de dégradation et de vol, elle pouvait être accusée de mutinerie et passer un sale quart d’heure si le forfait était découvert.
En même temps, cette effraction était son alibi et elle avait bien entendu du bruit, du côté de la réserve !
En cas de problème, elle pouvait dénoncer son complice, Akim ibn Arudj, capitaine du Pourfendeur d’Hymen et donc doté d’un statut très avantageux sur le navire.
Bétanie a rapidement focalisé ses soupçons sur Trois Coupes, le seul qui pouvait ouvrir la cambuse. Elle le croyait capable d’avoir simulé une agression pour dissimuler autre chose. Mais le principal problème de la soirée pour Bétanie était d’éviter que l’on remarque sa joyeuse ébriété. En effet l’équipage était privé d’alcool depuis plusieurs jours, elle n’était pas sensée pouvoir s’enivrer. Les soupçons tomberaient forcément sur elle.
Hélas ! Trois Coupes ne s’est pas laissé faire et a bien failli traîner la malheureuse ivrogne devant le tribunal pirate. C’était sans compter l’intervention directe et discrète d’Akim auprès des plus hautes autorités afin de faire taire l’accusateur et étouffer l’affaire.
Bétanie fut ainsi dans les meilleures dispositions pour fournir un faux-témoignage contre l’innocent Griel.
J’ai donc passé une soirée riche en émotions, à défaut d’avoir approché la réalité sur le crime !
L’équilibre n’est pas toujours facile à trouver dans une soirée enquête : il faut être attentif pour obtenir des informations, tout en donnant soi-même les éléments que l’on possède.
Il s’agit de ne pas abattre ses cartes trop vite, sans non plus faire de la rétention d’indices sinon l’intrigue ne progresse pas.
Enfin il faut avant tout s’amuser à jouer son personnage, se laisser porter par le rôle, mais sans oublier de cogiter sur l’énigme à résoudre.
Ce subtil mélange, dosé par chacun des joueurs avec les ingrédients fournis par le maître du jeu, permet de réussir la soirée… et donne l’irrésistible envie de recommencer rapidement.
Crédit photos : Smerk – © 2015 La Boite à Chimère